Apprendre par la perte
- 26 décembre 2016
- Posté par : Bruno
- Catégorie : Apprentissage
Cet article est librement inspiré d’une conférence de Michel Serre Nouvelles technologies disponible sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=S-qIzalLof0).
« Donnez-moi votre adresse ! ». Quand je dis « 47, avenue de la République », je définis une distance par rapport à un repère spatial. La commune et le département sont des découpages dans l’espace. Il s’agit donc de décrire un espace. Cet espace est un espace physique, c’est même un espace métrique puisqu’on y a défini une unité de distance. Depuis le néolithique, nous avons l’habitude d’habiter cet espace métrique.
Mais on ne reçoit plus de courrier à cette adresse-là, sauf de la publicité qui n’a pas besoin de faire preuve de beaucoup de patience pour être présentée à la poubelle. Nous recevons les vrais messages sur notre Smartphone, notre « 06 » comme on dit maintenant – et pas seulement dans les Alpes-Maritimes département 06 – et sur notre e-mail, « courriel » en bon québécois du Québec. Dans les deux cas, l’adresse est un code avec des chiffres et des lettres. Mais à quel espace se réfère ce 06 ? À quel espace se réfère votre e-mail ? En fait, à un espace très intéressant parce que, où que je sois avec mon Smartphone, j’ai accès à toute personne où qu’elle soit. Et si j’ai un GPS, à tout lieu quel qu’il soit. Et avec le web, j’ai accès à toute information, quelle qu’elle soit. Où que je sois. Par conséquent, je ne suis pas référé à des distances puisque finalement mon interlocuteur, où qu’il soit, a le même lien avec moi. Avec Internet, nous vivons dans un espace sans distance, un espace non métrique. C’est une nouveauté considérable.
La géométrie sans distance est une branche des mathématiques appelée « topologie » et inventée par Leibniz pour résoudre le célèbre problème des sept ponts de Königsberg. Et voilà que cette vieille théorie mathématique trouve des applications pratiques dans le monde moderne et réel. Car les nouvelles technologies n’ont pas raccourci l’espace. Elles l’ont redéfini en supprimant les distances. La locomotive a raccourci l’espace, l’avion a diminué les distances. Les nouvelles technologies les suppriment. Aujourd’hui, nous avons changé d’espace. Et les conséquences de ce changement d’espace ne sont pas insignifiantes, si on les considère l’espace d’un instant.
Le mot adresse vient du latin « directus » qui veut dire le droit. Cette adresse-là est référée au droit. Ce qui veut dire que si je ne paie pas mes impôts par exemple, l’État peut me contraindre par corps, en venant me saisir à mon adresse justement. Parce que j’y suis et que la police sait que j’y suis et sait s’y rendre. Que je suis à telle distance. À quelle distance de quoi, de qui ? Du roi, rex, que l’on trouve dans directus. Le mot adresse a un sens géométrique mais aussi un sens juridique et politique. Quand nous changeons d’espace, qu’est-ce que cela change du point de vue du droit ? Qu’est-ce que cela change du point de vue de la politique ?
Eh bien ; ça change tout. Par conséquent, ce changement d’espace appelle de nouvelles institutions dont nous n’avons pas idée concernant le droit, le droit de propriété, le piratage, etc. Lorsqu’on change d’espace, les institutions sont à repenser d’une façon dont nous n’avons pas encore idée.
L’homme d’aujourd’hui est en train de subir une transformation considérable que l’on appréhende par exemple dans le renouvellement des mots. Le nombre de mots qui disparaissent et qui apparaissent augmente. Qui comprendra dans deux générations les mots « soc » ou « maréchal-ferrant ?
Qu’est-ce qui est réellement nouveau dans les technologies dites nouvelles ? Ce n’est pas le stockage et l’échange d’information puisque c’est le propre du vivant de remplir cette fonction-là. La vitesse de transmission de l’information ? Jules César raconte dans La Guerre des Gaules qu’il s’est avisé que les Gaulois avaient transmis avant ses messagers les plus rapides les informations sur la guerre d’un point de la Gaule à un autre. Ceci en se criant l’information d’éminence en éminence. Stocker, traiter et transmettre de l’information n’est pas nouveau, tous les vivants le font.
Ce qui paraît peut-être nouveau, par contre, c’est la masse énorme d’informations qui est produite, stockée et transmise. Si on prend un peu de recul, on constate que dès l’invention et la diffusion de l’imprimerie autour de l’an 1500 et dès la constitution des grandes bibliothèques de livres imprimés, l’information stockée dépasse largement la capacité des lecteurs. Leibniz encore lui, le philosophe et génial inventeur du calcul infinitésimal, qui était bibliothécaire à Hanovre disait déjà : « Cette horrible masse de livres que personne d’entre nous ne peut dominer va nous ramener certainement la barbarie et non pas la culture. » Il vivait au xviie siècle. Et il avait l’idée déjà que l’énorme masse d’information qui nous submerge risque de nous ramener à la barbarie. On retrouve là les arguments des technophobes actuels. S’ils étaient cultivés, ils sauraient que ces arguments ont déjà été utilisés contre le livre imprimé. Pourtant, le livre imprimé n’a jamais amené la barbarie quelque part. Juste la culture. D’ailleurs, les barbares pratiquent joyeusement l’autodafé de livres. Et maintenant le « fake » sur Internet, ce qui n’est pas très différent.
Puisque l’on parle de technophobie, est-ce que l’angoisse devant une nouvelle technologie est nouvelle ? Pas du tout. Les nouvelles technologies s’inscrivent dans une histoire repérable et documentée de réplication de l’information. La première technique de stockage et réplication de l’information a été l’écriture. Par exemple, Socrate qui pratique la transmission orale, contrairement à son disciple Platon, considère que l’écrit est un langage mort parce que figé.
On peut donc se demander ce qu’il y a de réellement nouveau dans ces nouvelles technologies de l’information et de la communication.
La première chose nouvelle est l’utilisation du mot technologie. Le mot technologie signifiait discours sur la technologie, manuel de technologie, manière de se servir des outils, etc. Telle est l’étymologie du mot d’ailleurs, un logos sur la technique. Maintenant, nous utilisons « technologie » dans le sens de « technique ». Il s’agit d’un anglicisme.
Ce qui est radicalement nouveau, c’est l’espace. Ce nouvel espace dans lequel nous habitons et qui n’est pas métrique a-t-il aussi comme l’ancien une référence de type juridique, une référence de type politique ? Quel type de droit va régir la toile ? Le droit que nous connaissons dans le monde classique ne se transpose pas tel quel dans la toile, dans le web comme on dit. Ce n’est pas possible parce qu’on passe d’un espace métrique à un espace topologique, sans distance.
Conséquence : le web, l’espace topologique, est un espace de non-droit. Et les espaces de non-droit ne sont pas à proprement parler nouveaux. C’est même très ancien. Par exemple au Moyen Âge, les forêts étaient considérées comme des espaces de non-droit. De la forêt est sortie Romulus donc Rome mais aussi Robin des Bois. « Robin » signifie magistrat, celui qui porte la robe. Robin des Bois est donc celui qui porte le droit en venant d’une zone de non-droit. Le droit naît à l’intérieur d’un espace de non-droit. On peut supposer que sur le web, on ne pourra appliquer le droit extérieur à cet espace de non-droit mais qu’un autre droit va naître de l’intérieur de cet espace de non-droit. Les bonnes pratiques d’entraide sur Internet entre les internautes constituent d’ailleurs une esquisse d’émergence de ce nouveau droit.
Ceci concerne l’aspect spatial, reste l’aspect cognitif. Il existe trois fonctions cognitives : la mémoire, la raison et l’imagination. On appelait cela les facultés. Ces facultés se réfèrent à un sujet personnel qui les possède plus ou moins. La technologie bouscule l’usage de ces facultés.
Avant l’écriture et la lecture, on apprenait les histoires par cœur. Le culte des Anciens venait surtout du fait qu’ils connaissaient beaucoup d’histoires. Ils stockaient la culture dans leurs mémoires qui aujourd’hui nous sembleraient prodigieuses. L’écriture fait perdre la mémoire. C’est d’ailleurs ce que Socrate dit à Platon. « Vous êtes en train de perdre la mémoire. » Lorsque les étudiants écoutaient Albert le Grand à la Sorbonne au Moyen Âge, ils écoutaient debout, peut-être pour ne pas s’avachir tel un étudiant moderne aspiré par son Smartphone, et chacun était capable ensuite de restituer mot à mot le cours. Ce n’était pas un exploit à l’époque parce que les lettrés de l’Antiquité et du Moyen Âge avaient une mémoire très entraînée. Avec l’arrivée de l’imprimerie, la perte de mémoire a été encore plus forte. On en a des preuves tangibles.
Les technophobes s’inquiètent de la perte de mémoire induite par les technologies. Eh bien ce n’est pas nouveau. Quand Montaigne écrit : « Je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine », il donne une version positive de la perte de mémoire. Car au moment où la société perd la mémoire au Moyen Âge, elle devient plus créative. Le progrès scientifique et technique commence, comme si le désencombrement de la mémoire valait libération de la créativité. Validant l’idée de Montaigne que la tête la plus pleine n’est pas la mieux faite.
Ceci parce que la mémoire, au lieu d’être portée par le sujet, d’être une faculté subjective, est portée par un objet extérieur au corps, elle devient une faculté objective, incluse dans l’objet. Nos facultés passent du sujet à l’objet. C’est un changement fondamental. Nous n’avons plus de mémoire mais nous avons à notre disposition toute la mémoire du monde. Nous avons externalisé la mémoire.
Mais cela n’est rien encore car maintenant, nous commençons à externaliser une autre faculté cognitive : la raison.
Il ne faut pas s’attrister de cette perte de la mémoire car elle est concomitante de l’apparition de la science moderne. Perdant la mémoire, l’homme a utilisé davantage sa raison. La tête moins pleine permet d’observer et d’expérimenter. Moins pleine mais mieux faite.
À l’époque de l’invention de l’imprimerie, les démonstrations mathématiques s’allongent, passant de une ou deux pages à dix, cent ou mille pages. Ce faisant, elles échappent à la mémoire et à la vérification complète par un individu. Le contrôle de la vérité d’une démonstration devient collectif. C’est un « nous » qui établit et vérifie une vérité mathématique, ce n’est plus un « je ». Quand Andrew Wiles a démontré la conjecture de Fermat en 1993, il a proposé une démonstration de plus de mille pages. La communauté des mathématiciens a mis des mois à vérifier la démonstration et y a d’ailleurs trouvé un « trou » – une insuffisance – qui a conduit à proposer une deuxième formulation de la démonstration, plus longue et plus compliquée.
La faculté de la raison quitte le « je » pour devenir un « nous ». La démonstration peut même échapper à la collectivité – personne ne la suit – pour se déplacer dans l’objet. Les facultés cognitives, dont la raison, passent du subjectif au collectif puis à l’objectif. Nous vivons une externalisation progressive du cognitif.
La technique peut être vue d’ailleurs comme une externalisation pour plus de performance des organes du corps. Les lunettes améliorent et réparent la vue, le marteau renforce le poing, le biberon est un sein amovible, etc. Nous n’avons cessé d’objectiver des fonctions du corps. Les nouvelles technologies sont surtout du vivant externalisé. Ce que nous prenions pour l’essence du sujet, la mémoire, la raison et bientôt l’imagination est progressivement externalisé. Ce qu’en tant que sujet nous avons du mal à imaginer et à extrapoler dans toutes ses conséquences. La technique est un exo darwinisme, elle prolonge l’évolution.
Le sujet devient objet. Le sujet cognitif devient objectif. Mais alors, que lui reste-t-il ?
L’évolution est une suite de pertes pour gagner, on perd la patte avant qui porte mais on gagne la main, on perd la bouche qui mâche mais on gagne la parole, etc. Ce qu’il importe de définir, c’est ce que l’on gagne en perdant la mémoire puis en perdant la démonstration. Maintenant que nous sommes libérés de l’écrasante obligation de mémoire, il ne nous reste plus qu’à devenir intelligents.
L’homme perd ses facultés qui se réfugient dans les objets, qui sont objectivés. Il perd comme une casserole percée perd son eau. Le corps humain a des pertes cognitives par objectivation, refuge dans les objets. Cela qui a commencé avec l’écriture, continué avec le livre se poursuit avec Internet.
Mais les objets, à commencer par le livre, qui sont les agents de ces pertes organisent aussi et inversement le remplissage, le retour vers l’esprit humain. En lisant un livre, je re remplis la mémoire qui a été vidée, et je la re remplis avec un niveau conceptuel supérieur. Ce que permet aussi la vidéo tout en s’adressant de façon plus globale aux sens (vue, audition). Le e-learning et la vidéo ne sont donc pas des révolutions épistémologiques pour l’apprentissage mais seulement l’élargissement à davantage de canaux sensoriels d’un processus vieux comme l’écriture. Un processus de perte et de remplissage de l’esprit et des cognitions où s’inscrit cette singulière histoire nommée progrès.
Bruno Jarrosson