La vidéo : outil de transmission de la connaissance
- 27 juin 2016
- Posté par : Bruno Jarrosson
- Catégorie : formation en ligne
Par rapport aux autres espèces animales, l’homme accumule, transmet et utilise beaucoup de connaissances. Il est même assez clair que c’est ce rapport singulier et massif à la connaissance qui singularise le destin de l’homme, le sort de la simple adaptation darwinienne pour le faire entrer dans l’histoire. Une histoire non déterminée.
Le recours massif à une transmission non moins massive d’un corpus de connaissance n’a donc certainement rien de nouveau. Certes les espèces supérieures utilisent des connaissances et dans une certaine mesure les transmettent de génération en génération. Mais cela reste sommaire au regard de ce que font les hommes.
Cette transmission a sans aucun doute connu des étapes séparées par des ruptures. Et c’est au moment des ruptures que le monde prend un nouveau sens. Ce sont les ruptures qu’il faut saisir sur le vif, comme on photographie un gymnase à l’acmé de son vol.
La transmission de connaissances a sans doute pris un jour nouveau avec l’usage de la parole. On sait que les hommes se transmettaient des connaissances, des mythes, des histoires par la parole et presque exclusivement par la parole puisqu’ils n’avaient pas d’autres solutions techniques.
De notre point de vue moderne, stocker la connaissance humaine dans la mémoire humaine est un process limité et peu fiable. Nous ne mémorisons qu’une faible part de ce que nous entendons (3 % dans le meilleur des cas, dit-on). Le process de stockage a donc une efficacité diaboliquement faible. La transmission introduit des modifications et des altérations, ce qui signifie que le processus de réplication est lui aussi tragiquement peu fiable. Pour transmettre de la connaissance, il faut la stocker, la dupliquer et l’envoyer. Il semble clair que la mémoire humaine n’est pas l’outil idéal pour cela. Même si elle est fondée sur le langage.
Raison pour laquelle l’écriture puis de l’imprimerie ont tout changé. Absolument. L’imprimerie a fait une bonne impression.
L’écriture a permis un stockage parfait dans le temps. Ce changement est majeur, l’humanité passe de la préhistoire à l’histoire. Il n’y a plus de limite à la connaissance que l’on peut stocker et transmettre. La fidélité du stockage est améliorée dans un rapport trente (de 3 % à 100 %). Or dans l’ordre naturel, l’homme est une espèce misérable car très mal adaptée. Aussi l’homme a assuré sa survie en utilisant de l’information avec son intelligence. Le gain de productivité dans le stockage et la transmission du savoir apporté par l’écriture est à coup sûr pour l’homme un saut quantique. Un saut quantique qui change irrévocablement ses conditions de vie pour le meilleur et / ou pour le pire selon le jugement que l’on porte sur l’histoire humaine.
Avec l’imprimerie, autre gain de productivité dans la transmission et la diffusion du savoir, un autre saut quantique se produit. « Ceci tuera cela », constate Victor Hugo en opposant le livre à la cathédrale. Le livre est devenu « l’instrument par excellence » comme l’écrit le romancier Georges Duhamel dans une furieuse mercuriale – presque une catilinaire – contre le cinéma. Opposant l’imprimé à l’image, il affirme que le cinéma est un « divertissement d’ilote » qui nous prépare donc des générations d’ilotes. Propos dont on ne saurait dire s’il est plus outrancier que ridicule ou l’inverse.
Mais la question est bonne. Notre civilisation repose sur le savoir et le savoir était stocké dans les livres et en partie transmis par les livres. En partie seulement car on sait bien que le livre ne se substitue pas à l’enseignement. On n’apprend pas les mathématiques à des élèves en leur disant de lire des livres de math. On n’apprend pas non plus à faire du vélo dans les livres.
Selon un préjugé tenace, le savoir théorique, discursif, serait le propre de l’écrit, du livre, de l’article. L’image quant à elle ne véhiculerait que du divertissement. L’image amuse mais elle ne saurait véhiculer une pensée. L’image est impropre à porter la pensée. C’est bien le propos de Georges Duhamel : passant du livre au cinéma, on cheminerait bêtement de l’intelligence à l’ilotisme. Pas cool. « Pas très Charlie », comme diraient mes enfants s’ils me lisaient.
Cette idée que l’image ne saurait porter la pensée contrairement à l’écrit est pourtant contredite par les faits. L’enseignement à l’école se fait principalement par un discours. Le cours ex cathedra, la conférence restent les moyens principaux de la transmission de savoir. Un élève passe plus de temps à écouter et regarder un professeur qu’à étudier dans un livre.
Ce n’est pas l’efficacité du résultat qui arbitre entre l’écrit et l’image pour apprendre, c’est plutôt l’état de la technique. Pendant longtemps, le film a été compliqué à faire, dupliquer, diffuser. Mais la numérisation a changé les conditions de production et de diffusion. Nous vivons un moment de basculement où les conditions de production, de stockage et de diffusion ne déterminent pas tout. Nous basculons progressivement vers un monde où un film, un livre, un cours, ce sera dans tous les cas un fichier que chacun pourra produire, dupliquer, envoyer, recevoir, utiliser. Cela avec cette partie externalisée du cerveau et de la mémoire que sont l’ordinateur portable et le Smartphone. Deux objets dont le flirt poussé pourrait finir par une fusion. Deux objets surtout qui, en modifiant le fonctionnement de notre cerveau biologique, fonctionnent de plus en plus en interaction avec notre cerveau. Nous pensions et décidions avec deux cerveaux : le cerveau droit et le cerveau gauche qui échangent constamment de l’information. De plus en plus, nous fonctionnons et décidons avec trois cerveaux : cerveau droit, cerveau gauche et Smartphone qui constitue la partie logique d’un cerveau global. La marque physique de ce fonctionnement global est le temps que nous passons à consulter notre Smartphone, à échanger de l’information avec lui. Ce n’est plus un échange avec l’extérieur mais un échange interne dans le cadre d’un fonctionnement global. Le Smartphone fait désormais partie de notre mode de pensée.
On a pu dire en son temps que le livre était déjà une extension de notre cerveau. Mais plus précisément, le livre est une extension de notre mémoire. Quand les livres se sont vulgarisés, les hommes ont perdu la mémoire. Il ne servait plus à rien de mémoriser à grande échelle, de sauver une histoire de l’oubli puisque le livre s’en chargeait. Mais l’usage du livre ne peut pas se comparer à celui du Smartphone. Le livre impose au cerveau humain son tempo lent et discursif. Je lis lentement, page après page, sans pouvoir interagir avec le contenu qui est fixé avant que je ne lise. Le livre favorise une pensée lente, discursive et profonde où certains d’ailleurs – à l’instar de Georges Duhamel – veulent voir ou plutôt lire la seule pensée.
Ce fonctionnement lent, discursif et profond n’est pourtant pas le mode de fonctionnement privilégié de la pensée humaine. Notre pensée est plutôt rapide ; comme si nous étions arrosés constamment par une pluie d’étoiles filantes qui viennent bousculer nos idées dans un lumineux désordre. Notre pensée est discontinue, nos idées passent souvent du coq à l’âne. Il y a dans l’esprit un jeu entre le conscient et l’inconscient qui permet des sauts créatifs. Ce jeu d’élastique des idées qui peuvent venir de l’inconscient et semblent à la conscience venir d’un ailleurs surprenant donne à la pensée un cours plus chaotique que discursif. Enfin notre pensée habituelle est trop sautillante pour être profonde, pour se fixer sur un objet et ne cesser de le creuser.
L’interaction avec le livre ne va pas dans le sens du fonctionnement habituel du cerveau. C’est pourquoi d’ailleurs beaucoup de personnes qui ne sont pas habituées à lire considèrent la lecture comme un effort. Le livre nous place dans un fonctionnement lent, continu et profond. La pensée symbolique ou conceptuelle domine, les canaux sensoriels ne sont pas sollicités. Il faut imaginer le jeune d’Artagnan arrivant à Paris en 1626 tel que le décrit Alexandre Dumas, mais nos sens ne le voient pas. Notre imagination sollicitée par des mots qui ne sont que des symboles doit suppléer la privation sensorielle. Comme le disait Spinoza : « Le mot chien n’aboie pas ». Le livre constitue en fait un canal d’apprentissage très particulier, drapé dans sa grandeur et ses limites.
Le principal avantage du livre a été le stockage illimité de la mémoire collective, sa principale limite ou spécificité a été la pauvreté sensorielle. C’est dans ce contexte qu’il faut regarder l’apparition de la vidéo comme outil d’apprentissage.
Le premier usage de la vidéo a été le divertissement, le cinéma. Mais il apparaît maintenant que la vidéo dont les coûts de production se sont abaissés et l’usage démocratisé avec Internet est aussi un outil de stockage du savoir. Finalement, on peut tout enregistrer et stocker pour pas cher. On peut dire que le problème de l’enregistrement et du stockage de l’information sous forme vidéo a été résolu comme au XVIe siècle a été résolu le problème de l’enregistrement et du stockage de l’information sous forme livresque. De ce point de vu de l’enregistrement et du stockage, la vidéo n’a plus rien à envier au livre.
Mais la vidéo n’a pas la même limite d’usage que le livre car elle restitue le message des sens. Elle donne à voir à la vue, elle donne à entendre à l’audition. Et cet avantage peut donner à plein.
Il est inévitable que la vidéo prenne une place dans la transmission du savoir parce qu’elle réunit deux fonctionnalités qui ont fait la preuve de leur efficacité et qui ne sont pas réunies autrement :
ü Le stockage et la transmission illimitée du contenu,
ü La saturation des canaux sensoriels (vue, ouïe).
Il s’agit donc de répondre à un besoin ancien, essentiel et bien identifié (la transmission du savoir) en combinant des fonctionnalités sur un mode nouveau et innovant. Ce qui constitue une sorte de martingale stratégique (cf. le téléphone portable : parler à distance et parler là où l’on est, cf. le walkman : écouter de la musique et jouer au golf). Dans un tel cas, le développement stratégique ne dépend que des conditions techniques d’utilisation. C’est donc sur les conditions techniques d’utilisation qu’il faut miser pour développer le e-learning : créer du confort pour l’utilisateur.
Quelques idées sur les conditions de confort justement :
ü Privilégier les formats courts pour que l’utilisateur puisse construire lui-même son parcours dans le temps. L’utilisateur peut définir dans le temps son parcours de formation. C’est en quelque sorte sortir du paradoxe qui veut que pour former à l’autonomie, on commence par la nier (« faites ce que vous dit le formateur ») et plus généralement qu’on croit former une liberté en la supprimant ou en la comprimant (« mouche ton nez et dis bonjour à la dame »).
ü Ne pas demander à l’utilisateur de travailler (puisqu’il est par définition libre de ne pas le faire) mais au contraire s’appuyer sur le principe de plaisir. Principe élémentaire qui veut que nous commencions par faire ce qui nous fait plaisir et que nous nous organisions pour n’avoir pas le temps de faire le reste. L’utilisateur vit la formation sur le mode du plaisir et la juge sur le mode de l’utilité. Il vaut donc mieux entrer par le plaisir et cheminer par l’utilité. « Il n’y a pas de voie royale pour apprendre les mathématiques », disait Archimède avec hauteur à Hiéron II, le roi de Syracuse. Certes mais il existe des chemins moins caillouteux que d’autres.
ü Ne pas hésiter à utiliser la disruption qui permet de relancer le propos et de capter l’attention. Par disruption nous entendons discontinuité : rupture de rythme, de ton, saut dans le propos, humour, etc. Le fait d’aller rechercher l’attention deux fois par minute est un élément de confort pour celui dont on sollicite l’attention sans pouvoir la contraindre.
Voilà tel qu’en lui-même un plaidoyer écrit pour la vidéo. Il s’agit bien sûr d’un paradoxe et on m’objectera que j’eusse été mieux inspiré d’enregistrer une vidéo pour dire tout cela. Le paradoxe est aussi une façon de toucher le réel et l’attrait situationnel de la vidéo ne signe nullement la fin de l’écrit auquel notre culture et notre formation intellectuelle doivent tant.