Le e-learning en temps de grève
- 6 juin 2016
- Posté par : Bruno Jarrosson
- Catégorie : formation en ligne
ça a commencé par un projet de réforme. Un énième projet de réforme. Enfin « projet de réforme » est l’expression qu’emploie en général le Gouvernement. Du côté syndical, on appelle plutôt cela « une provocation » ou « la provocation de trop ». Du côté de l’ultra-gauche on parle « d’attaque à main armée contre les travailleurs ». Bref, on comprend tout de suite qu’il y a là l’occasion de faire de la sympathique créativité sur le champ sémantique.
On sait aussi que cette bataille qui commence par un débat sémantique va déborder de son champ de départ qui n’est pas Le Chant du Départ pour investir d’autres espaces. Contrairement à la bataille d’Azincourt (Pas-de-Calais).
Donc ça continue un matin glacial et nuiteux par des annulations de RER que l’on découvre en arrivant dans une gare patibulaire mais presque – comme disait le regretté Coluche – une gare de lointaine banlieue. Les écrans sont lumineux, les employés polis et les trains absents. « Comment ça absent ? » « En raison du préavis de grève d’une catégorie de personnel, le service des trains sera interrompu ce matin. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée. »
Remarquez qu’on peut toujours avoir des explications. Tout peut s’expliquer finalement. Oui mais moi je n’ai pas besoin d’explication, j’ai juste besoin de train. Or donc, il fait froid, il fait nuit, il est tôt, je me suis arraché à mon lit douillet avec un stoïcisme digne de Sénèque, je suis dans la gare où on trouve beaucoup d’explications et pas de train.
Toute ressemblance avec une situation existante ou ayant existée serait purement fortuite, naturellement. On l’aura compris.
Et là, une pensée agréable me vient, la première du jour ou plutôt de la nuit. S’il n’y a pas de train, il n’y a aucune raison de rester dans cette gare inhospitalière. Mais alors aucune.
Sortir de la gare, c’est juste passer du glauque absolu et ontologique au glauque matinal et nocturne. Un taxi ? Un taxi devant la gare ? Allons, allons ! Les capiteuses délices de l’espérance ne devraient pas aller jusqu’à une si parfaite naïveté. Un taxi aux abords d’une misérable gare de banlieue ! De toute façon, les dépôts de carburant sont bloqués, débloqués, rebloqués, surbloqués, etc. Ça bloque beaucoup et j’ai aussi l’impression que ça débloque à plein tuyau, ces temps-ci. Les stations services affichent « fermé » ou des queue dignes d’une boucherie russe du temps de la Guerre froide. Le taxi est encore plus circonspect que d’habitude, il économise le carburant s’il en a et s’éloigne peu de ses bases arrière.
Reste Uber et autres applications. Bon, pour l’instant il y a de l’offre. Une demi-heure après avoir quitté la gare, me voilà dans une voiture. Certes j’ai pris froid, certes j’ai les pieds gelés, le nez qui coule mais enfin j’y suis et la voiture est bien chauffée. Ce seul détail suffit à rétablir mon humeur qui commençait à prendre du lest. C’est chouette quand même, il suffit qu’une gêne disparaisse pour qu’on se sente mieux. Bien que sur le fond, ça n’ait pas beaucoup avancé. Je ne suis pas très bien parti pour me rendre à mon stage de formation.
À propos de « pas beaucoup avancé », ça roule comme un jour de grève en banlieue. C’est-à-dire à la vitesse d’une tortue au galop. Qui n’a pas connu les embouteillages en banlieue un jour de grève n’aura qu’une idée vague de ce que peut receler le simple mot « emmerdement ». Ce mot d’une élégance discutable n’en finira jamais de révéler son potentiel raffiné (enfin plus raffiné que le pétrole dans des raffineries bloquées). Comme disait un ancien président de la République au langage fleuri (Jacques Chirac) : « Les emmerdements, ça vole en escadrille. »
Je vais arriver à ma formation avec une heure trente de retard, après avoir perdu mon temps dans les embouteillages. Car il y a bien deux mystères irrésolus sur cette terre. Premièrement l’extra-terrestre de Roswell est-il un réellement un extra-terrestre ? Et deuxièmement : à quoi peuvent bien servir les embouteillages ? Sans répondre à cette dernière question que ne se posaient certes pas les hommes préhistoriques, les grèves en multiplient l’occurrence en même temps qu’elles allongent dans le temps et l’espace les dits embouteillages.
Or donc, j’arriverais avec une heure et demie de retard. Mais là n’est sans doute pas le pire (ah bon, j’avais cru pourtant…).
Mais non, mais non. Le pire, c’est cette indifférence que je développe dans ce temps perdu, une indifférence comme mécanisme de défense. Non seulement je suis en retard mais plus je suis en retard, plus je m’en fous. Plus cela m’est égal, finalement, néanmoins et par conséquent. C’est quand même trop de retard pour que je puisse continuer à y accorder de l’importance. Bon la Terre continuera de tourner et dans un an je n’y penserai plus. Alors, pourquoi s’en faire. Étrange indifférence au retard – moi qui accorde tant d’importance à la ponctualité – qui se justifie en s’étendant à une indifférence à la formation.
J’arrive démotivé, déjà blasé, englué dans un sentiment de gâchis que n’ébroue plus mon habituelle curiosité pour le monde en général et le contenu d’une formation en particulier. C’est dommage mais me voilà temporairement immobilisé dans une trappe temporelle de démotivation qui m’aspire au mauvais moment. Pour le dire plus prosaïquement, cette histoire m’a mis de mauvaise humeur. Et comme le remarquait monsieur Jourdain, je suis de trop mauvaise humeur pour avoir envie d’en sortir. Je me complais dans ma mauvaise humeur et serais même prêt à la faire visiter. Je pourrais devenir le petit monsieur à casquette de ma mauvaise humeur.
« Pendant ce temps », comme on dit dans Tintin, eh bien pendant ce temps le formateur, lui, parcourt à pieds les grands boulevards en tirant sa valise qui contient son matériel et ses documentations. Il y a là les douze classeurs qu’il va remettre aux douze participants. Car les participants vont par douze comme les disciples du Christ pour souligner le côté eucharistique de la connaissance. Une connaissance qui est censé vous tomber par transsubstantiation comme le corps du Christ qui s’incarne dans l’hostie en une présence dite « réelle » ou « symbolique » selon les croyances pour lesquelles d’ailleurs on s’étripait joyeusement au XVIe siècle.
Le formateur qui se respecte est muni de classeurs comme le lapin est de garenne ou plus précisément, le classeur ça vous pose un formateur comme la garenne ça vous pose un lapin. Le classeur ira ensuite trôner sur une étagère dans un bureau moderne à côté d’une armoire métallique et d’une table en contreplaqué, s’il a un peu de chance, ce sera dans une tour de la Défense. Enfin ça c’est réservé à l’aristocratie du classeur. Bon, donc nous voilà avec notre formateur qui tire sa lourde valise sur les boulevards. Si on veut corser un peu les choses, on ajoutera qu’il pleut, que le formateur salit ses chaussures.
En effet, par une curieuse et inexplicable aberration, la pluie n’est pas interdite les jours de grève. Notez bien que lui, il ne sera pas en retard, il a pris ses précautions, c’est un professionnel. Il s’est levé une heure plus tôt que nécessaire pour être sûr d’être à l’heure. Donc il ne s’angoisse pas trop pour ça. Il se demande quand même si ça va servir à quelque chose, qu’il soit à l’heure avec sa valise, son matériel, ses classeurs, son vidéoprojecteur, ses jeux de cartes, etc.
Pendant ce temps… Le e-learning. Il pleut certes, mais pas besoin de sortir. On approche du week-end de l’Ascension, donc il pleut comme chaque année. C’est la grève comme d’habitude mais Internet fonctionne, donc pas de problème de transport. D’ailleurs, sur Internet, on ne manque pas d’informations sur les grèves. Ça fait une impression curieuse de prendre son café en regardant sur un écran les quais bondés. On se sentirait presque coupable de ne pas encombrer inutilement les quais.
En fait non, soyons honnête, on se sent plus malin que coupable. On se sent plus libre. Libre d’accéder à un contenu sans avoir besoin de franchir la gare vide, les taxis indisponibles, la météo maussade, la salle mal indiquée, le vidéoprojecteur capricieux, le câble informatique qui manque, le formateur qui raconte sa vie avec complaisance, la salle dont le chauffage est déréglé, le marteau piqueur qui ne m’oublie pas souvent, la pause café qui arrive en retard, ou tiède, ou les deux. Certes Dieu est dans les détails, comme disent les Allemands, mais le diable aussi. Et le diable plus sournoisement d’ailleurs, si je me fie à ma longue expérience. Le fiasco est à la portée de chacun juste avec les détails. Même pas besoin d’y mettre de la bonne volonté.
Allons, allons. La grève a son charme, quand même… Enfin, faut voir.
Pendant ce temps le e-learning… Pendant ce temps s’ouvre un océan de temps. Parce que pendant ce temps, c’est mon temps justement. Un temps que je vais remplir, construire en le mettant en contrepoint d’un contenu. Le contenu est roi. Content is king. Car les outils numériques n’ouvrent pas un océan de temps. Cela ne peut appartenir qu’à moi. Seul mon temps est à moi puisque c’est bien la seule chose dont la nature nous ait rendu possesseurs.
L’océan est en fait un océan de connaissance numérique. Dans ce monde de la connaissance numérique, la connaissance se transmet et se duplique. C’est en fait un monde d’abondance dans lequel la rareté semble vaincue. Mais elle ne l’est pas, car le temps, en tant que ressource rare, mesurable, finie et limitée pose à l’homme face à l’abondance d’information et de connaissance une question de tri plutôt que d’accès.
Nous sommes la première génération qui a face à la connaissance et l’information un problème de tri plutôt que d’accès.
Voilà qui ne nous éloigne qu’en première apparence de la grève avec sa cascade de contrariétés et de problèmes. Cascade qui n’a aucun rapport à première vue avec la légèreté virevoltante du monde virtuel. Euh… en fait si. Voilà, la grève est une façon de trier dans le temps son rapport à l’information. C’est en soi une instance de tri. Qui oriente notre connaissance et notre rapport à l’information. Mais ce n’est pas seulement la plus pénible et la plus contrariante qui soi, c’est aussi la plus absurde, celle qui oriente au hasard. Sans pensée et pire, sans intention.
Dans notre tri de connaissance, dans notre recherche d’information, nous ne cessons d’introduire de l’intention. Ceci pour fuir l’absurde, donner un peu de sens à la minute présente qui glisse si facilement vers le glauque. Ou a minima fuir l’ennui qui, comme chacun sait « pèse comme un couvercle sur l’esprit gémissant ». Fuir l’ennui – vaste sujet et noble ambition – est aussi facile en temps « normal » que circonstanciellement compliqué en temps de grève.
Il n’y a jamais de grève dans les monde numérique, les photons ne restent pas à quai et les ordinateurs pratiquent certes moins le « préavis de 24 h renouvelable » que les cheminots. La grève exaspère la différence entre la formation et le e-learning. Elle pousse les défauts de la formation jusqu’à l’absurde pour justement les rendre plus visibles. Telle le scorpion cerné par le feu qui préfère se piquer lui-même plutôt que de risquer de brûler vif. La grève contraint le contenu en nous confrontant à des situations absurdes. LEe contraint le temps en actualisant une désagréable sensation de perte de temps. Elle contraint l’espace en nous bloquant là où nous ne voulons pas être. Ce faisant, elle reprend en les outrant ce que nous pouvons ne pas aimer dans la formation et dont le e-learning nous libère.
Voilà pourquoi la grève glisse sur le e-learning comme la goutte d’eau sur les plumes du canard. Mais au-delà de la jouissance d’échapper à un pouvoir que l’on peut ressentir comme malveillant – je ne parviens pas toujours à pratiquer l’amour évangélique le plus irénique pour le gréviste de base, je l’avoue – au-delà de cette jouissance donc, se construit la responsabilité par l’exercice de la liberté. Reconstruire le rapport au contenu dans son propre temps et son propre espace, cela s’appelle grandir et se former par l’exercice de l’autonomie. Et cela, c’est une toute autre histoire que celle de la grève.